Extraits d'un cahier de terrain : KC Club, Kenya, Février 2008

Publié le par GIRAF

Bal annuel des cavaliers du KC Club, Nairobi, 9 février 2008

Le samedi soir 9 février 2008 s'est déroulé le bal de charité annuel des cavaliers du KC Club. Mon expérience de cet évènement a été permise par le désistement, pour voyage d'affaires en Tanzanie, du mari d'une connaissance qui m’a de ce fait offert de l'accompagner pour cet évènement. Nous sommes accompagnés par trois autres couples de nationalité anglaise. Nous nous retrouvons dans la demeure de l'un d'entre eux avant de partir pour le Club. Il y a là un diplomate anglais (conseiller aux affaires somaliennes) de la British High Commission to Kenya, un manager employé par la compagnie agroalimentaire Kenchick Inn, un commercial ancien expatrié au Kenya travaillant désormais en Éthiopie. Les épouses de ces derniers ne semblent pas avoir d'activité salariée. La moyenne d'âge semble se situer entre 35 et 40 ans. Il s'agit donc d'anglais expatriés de longue date, dont l'expérience au Kenya varie entre trois et dix ans. Tous sont résidents du quartier de Karen à Nairobi, qui regroupe historiquement (avec Muthaiga) les familles les plus riches du Kenya. Je suis présenté par mon amie comme doctorant en histoire travaillant sur les élites au Kenya, ami de la famille par laquelle je suis invité, ce qui me vaut un accueil favorable et de vagues promesses d'entretien. Cependant, lors de cet apéritif, en préambule de toute conversation avec chacun des trois hommes présents, des questions me sont posées sur la profession de mes parents, mon université, ma région française de provenance, mon employeur au Kenya. Les personnes présentes constitueront (moins un couple qui nous rejoindra au Club) une tablée, sur les quinze (de dix personnes) invitées pour la soirée. Au Club, les tablées seront donc organisées sur le principe de liens amicaux et familiaux. S'y retrouvent les cavaliers et leurs épouses, accompagnés parfois des parents lorsque ceux-ci fréquentent ou ont fréquenté le Club, car la membership est souvent un héritage. Les non-membres invités à cette soirée sont l'exception. Le carton d'invitation nous est distribué par le diplomate anglais, chez qui nous sommes d’abord. Ces invitations pour le dîner, outre le fait qu'elles soient distribuées à la discrétion de certains membres importants, sont payantes (2500 shillings kenyans[1]). Il s'agit nommément d'un bal annuel de charité, organisé par la section équitation du KC Club, en faveur d'une association d'aide aux handicapés fondée par et pour ses membres, la Riding for the Disabled Association. Cet aspect tend à montrer que l'appartenance à un Club recoupe également la participation à des associations voisines qui rassemblent certains membres autour d'un projet particulier, ici à vocation caritative .


L'évènement est organisé dans une annexe du Club, sous une grande tente montée pour l'occasion, près des installations entourant la piscine. A ce titre, il est notable que le Club connaît en son sein une ségrégation spatiale, temporelle et fonctionnelle : à chaque classe sociale ses activités, son « coin », et ses moments. Par exemple, l'équitation est la section des « européens », surtout expatriés. Les « kenyans blancs » fréquentent la plus prestigieuse, la section de polo, qui invite pour son gala annuel de trois jours, le dernier week-end du mois de juin, des personnalités telles que le prince Harry d'Angleterre, entre autres aristocrates insulaires. Les Kikuyu, les plus nombreux, occupent quant à eux la section golf, et le bord de la piscine le dimanche . Enfin, j’apprends que les personnes d’origine indienne sont interdites au club, bien que les règles d’admission ne le mentionnent pas explicitement.

Piscine du KCC, un dimanche après midi


Lors de cette soirée, tout le monde semble se connaître, autant par les liens qui unissent les membres du club en tant que tels, que parce que ces liens sont également des relations de voisinage, aussi caractérisés par le recours aux mêmes institutions [2]. L'entre-soi d'une telle soirée est matérialisé par les tenues vestimentaires, d'une grande uniformité. Les hommes portent tous le smoking -veste de laine Deauville , chemise à plastron, noeud de papillon, chaussures oxford ou loafer vernies, pantalon à galon de soie pour les anglais ou, pour les membres d'ascendance écossaise, le kilt avec port des armoiries familiales ou pour les irlandais, les braies à carreaux rouges et écharpe en cashmere gris-. Cependant, il est précisé sur le carton d'invitation que cette tenue est optionnelle, le caractère festif de l'évènement autorisant quelques fantaisies (noeud de papillon de clown parfois, etc.). Les femmes sont en robe de soirée, dont le port est semble-t-il beaucoup moins codifié que la tenue masculine. Sur les 150 personnes présentes, on ne dénombre que cinq personnes de couleur. Le personnel de service est en revanche entièrement composé de kenyans « noirs ». La distinction entre les genres est également très marquée : le comité d'organisation est entièrement féminin, à l'exception du maître de cérémonies. Par ailleurs, les tables comportent systématiquement un nombre égal d'hommes et de femmes installés par couple. L'institution du couple hétérosexuel –même organisé pour l’occasion- est de ce fait particulièrement valorisée, en ce qu'elle est un critère exclusif de ce type de soirée.

Types de tenues portées lors d'une soirée au Club (ici un smoking avec braies, au Muthaiga).

Certaines pratiques observées dans d'autres clubs, ont également cours ici : ainsi il est interdit de montrer des pièces de monnaie ou des billets de banque dans l'enceinte du club. Pour cette soirée, on doit acheter des bons à l'entrée, qui valent pour se procurer des boissons, non inclues dans le prix du dîner. Les clubs instituent ainsi une extrême pudeur à l'égard de l'argent matérialisé : ordinairement, la facture d'un dîner, d'une activité ou d'un verre est soit débitée sur le compte dont le membre dispose au club, soit expédiée à l'adresse du débiteur. Enfin, l'usage du téléphone portable est prohibé, et puni d'une amende .


La soirée est rythmée par les annonces du maître de cérémonies. C'est lui qui annonce de passer à table, et qui ouvre le bal. Cependant, la pratique la plus notable dont il a la maîtrise concerne l'organisation d'enchères de charité : une dizaine de lots, offerts par des partenaires donateurs de la soirée sont mis aux enchères entre les quinze tablées. Cette phase du dîner dure environ une demi-heure, pour une dizaine de lots environ. Au fil des enchères, organisées rapidement, à main levée, la plupart des biens mis en vente atteignent des prix sans commune mesure avec leur valeur réelle : un vol pour le Maasai Mara est enlevé à 140 000 Ksh [3], un collier est attribué pour 40 000 Shillings. L'organisation de la vente permet à tous de voir quelle tablée a remporté l'enchère, et à quel prix. Le rituel des enchères permet autant de distinguer la tablée la plus généreuse, que celle dont la richesse se veut la plus ostensible. Tous les fonds récoltés vont à l'association de lutte contre le handicap. Ensuite, une loterie est organisée : des enveloppes au prix de 200 ksh, sont vendues, toutes les personnes présentes en achètent au moins une. Une centaine de lots sont répartis de la sorte, là encore donations des entreprises dont certains employés sont membres du club. Ces lots sont beaucoup moins significatifs que les précédents.


Enfin, le bal en lui même est beaucoup moins formel comparé à ce qu'aurait pu laisser entendre une telle appellation . Un Disc Jockey kenyan passe des vieux tubes de rock anglais. Il n'y a pas de rituel formel de danse. Cette phase conclut l'évènement sur une ambiguïté déjà pressentie plus tôt dans la soirée. L'évènement du bal des cavaliers implique le respect d'un ensemble de règles très formelles et exclusives, mais qui autorisent un relâchement sur certains points et à certains moments. Au fond, il semble que la décontraction soit permise dès lors que la reconnaissance de l'entre-soi est assurée. Ainsi, sur la piste de danse où se côtoient smokings ajustés très librement et pas de danse peu académiques, beaucoup concluent cette soirée dans une ivresse ostensible.

[1] Soit environ 25 euros.
[2] Ainsi, beaucoup de mères de famille se connaissent en tant que parents d'élèves, de la Banda School ou de la Hillcrest school, les deux écoles du quartier de Karen dont le fonctionnement est calqué sur le système scolaire britannique (et contrôlées par celui-ci).
[3]
Environ 1400 euros, pour une valeur réelle d'une centaine d'euros. Sont également mis aux enchères un billet d'avion pour Hong Kong, des nuits en lodge à Samburu ou sur la Côte kenyane, des bijoux et des tableaux.





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